La Malle de Singapour (Tay Garnett, 1935) đ«đ·

Hong Kong, 1935. Lâinfatigable Kin Lung sait garder les secrets. Docilement amarrĂ© Ă son port, il attend le chargement de sa nouvelle cargaison. Sur les quais, des voyageurs empressĂ©s Ă©vitent les palanches, enjambent des cages Ă cochons et se fraient un chemin Ă travers le va-et-vient dĂ©sordonnĂ© des palanquins et rickshaws. Il faut avoir le pied marin dans ce premier quart dâheure de pellicule oĂč lâon tangue avant mĂȘme dâavoir embarqué⊠Attendez-vous ensuite au mal de mer durant ces quelque mille milles de mer agitĂ©e par un typhon, une attaque de pirates et des amours tempĂ©tueux !
Tout avait pourtant bien commencĂ© pour Alan Gaskell (Clark Gable, encore plus irrĂ©sistible dans son costume seyant de capitaine). Sous ses airs dâirrĂ©prochable donneur dâordres, il avait rĂ©ussi Ă charger incognito dans son bateau un joli pactole dâor dissimulĂ© Ă lâintĂ©rieur dâun rouleau compresseur (et non dâune « malle »). RĂ©ussi Ă©galement Ă dĂ©masquer un gang de pirates dĂ©guisĂ©s en femmes mais trahis par leurs grands pieds quâils avaient oubliĂ© de bander Ă la mode de lâĂ©poqueâŠ
Observateur ce Capitaine mais un peu distrait puisquâil laisse monter Ă bord une plantureuse blonde platine sans vergogne (ni soutien-gorge) qui nâest autre que son ancienne petite amie surnommĂ©e Baby Doll (Jean Harlow). Si lâon avait aimĂ© ce couple dans La Belle de SaĂŻgon de Victor Fleming, lâalchimie persiste ici malgrĂ© les insistances et lourdeurs exaspĂ©rantes de ce pot de colle, farouchement dĂ©terminĂ©e Ă rĂ©cupĂ©rer son ex. De mĂȘme quâil avait troquĂ© son Marcel (tout aussi seyant soit dit en passant) dâancien soiffard contre ce magnifique costume blanc immaculĂ©, Gaskell est tout aussi rĂ©solu Ă reprendre du galon en reformant un couple avec son amour de jeunesse, la belle Sybil dĂ©sormais libre (Rosalind Russell en parfaite aristocrate britannique distinguĂ©e). Il est tellement amoureux quâil en devient lyrique, comparant cette veuve joyeuse Ă une riviĂšre dâAngleterre, « fraĂźche, claire et pure », le long de laquelle nâimporte quel cours dâeau paraĂźtrait « sale, jaune et boueux ». Si Baby Doll se reconnait dans ces eaux troubles, elle ne prend pas la mouche et persiste dans ses numĂ©ros de sĂ©duction aussi vulgaires que gĂȘnants, allant jusquâĂ sâhumilier en public dans des jeux Ă boire. Câest dire quâelle aussi est amoureuse et finira par gagner la partie (je ne dĂ©voile pas la fin !). On pardonnera les minauderies et caprices infantiles de celle qui allait mourir deux ans plus tard, Ă lâĂąge de 26 ans. On retiendra de cette Lolita dĂ©vergondĂ©e, une attachante passagĂšre clandestine abandonnĂ©e, sur lâaffiche, aux bras musclĂ©s de Clark Gable effleurant de sa fine moustache son visage lisse et poupon.Â
On nâĂ©prouverait quâun lĂ©ger tournis si le film se rĂ©sumait Ă cette histoire dâamour triangulaire. Il faut alors sâaccrocher fort quand la tempĂȘte fait rage. Un abominable typhon digne des plus lointaines mers de Chine sĂšme la panique et donne Ă nouveau prĂ©texte Ă Garnett de filmer des scĂšnes de chaos. Le piano Ă queue de la salle de rĂ©ception se met Ă valser au rythme des vagues gĂ©antes. Faisant Ă©cho Ă cet Ă©pisode burlesque, sâensuit alors une scĂšne dâhorreur lorsque le fameux rouleau compresseur se dĂ©tache et virevolte en tous sens sur le pont des coolies. Les mĂȘmes qui, juste avant, se livraient Ă dâinnocentes parties de cartes, sont sauvagement mutilĂ©s sous la folle machine. Lâhumour succĂšde Ă lâĂ©pouvante quand la camĂ©ra se fixe obstinĂ©ment sur cet Ă©crivain alcoolique en mal de nicotine et de grand air (interprĂ©tĂ© par le comique Robert Benchley) sâobstinant vainement Ă allumer une cigarette sous les trombes dâeauâŠ
Quid du trĂ©sor cachĂ©, est-il passĂ© par-dessus bord ? Sans or, il nây aurait pas de pirates et sans pirates, corsaires ou flibustiers, on manquerait cruellement dâaventure. Ils dĂ©barquent sans surprise et sâemparent mĂ©thodiquement des colliers de ces dames (occasion pour Garnett de filmer des dĂ©colletĂ©s plongeants !). AffublĂ© dâune Ă©lĂ©gante veste chamarrĂ©e, leur chef a des allures de Rackham le Rouge et des pratiques de torture non moins barbares lorsquâil sâagit de faire parler le capitaine. Je nâavais jamais vu un Gable si stoĂŻque, les pieds serrĂ©s dans la botte malaise. Quand dâautres auraient rĂ©vĂ©lĂ© la planque, il donne ironiquement une fausse pointure dâenfant : « Je fais du 26 ! » lĂąche-t-il, avant de sâĂ©vanouir. Je comprends aussi mieux le regard goguenard de Wallace Beery sur lâaffiche, qui cachait bien son jeu sous son chapeau colonial. Celui que jâavais pris pour un sympathique parieur au grand cĆur entichĂ© de Baby Doll (devenue complice par dĂ©pit) est un fieffĂ© roublard, acoquinĂ© aux pirates. Ces derniers repartant bredouilles, il mettra fin Ă ses rĂȘves de fortune en avalant une foudroyante pilule. Une autre mort, aussi spectaculaire, attend un ancien capitaine dĂ©chu (Lewis Stone, un habituĂ© du muet) : il mourra en vol planĂ©, grenade au poing sur les voiles enflammĂ©es de la jonque pirate.
Vous en voulez encore ? Il aurait fallu prendre un aller-retour. Vous ĂȘtes arrivĂ©s Ă Singapour et le fidĂšle Kin Lung est Ă quai, en attendant de nouvelles aventures⊠Vous pouvez imaginer lesquelles en contemplant depuis votre canapĂ© cette affiche romantique et inspirante dont la dynamique verticalitĂ© Ă©pouse la forme de son Ă©trave. Vous souhaitant un bon voyageâŠ
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