La Malle de Singapour (Tay Garnett, 1935) đŸ‡«đŸ‡·

China Seas | www.vintoz.com

November 20, 2021

Hong Kong, 1935. L’infatigable Kin Lung sait garder les secrets. Docilement amarrĂ© Ă  son port, il attend le chargement de sa nouvelle cargaison. Sur les quais, des voyageurs empressĂ©s Ă©vitent les palanches, enjambent des cages Ă  cochons et se fraient un chemin Ă  travers le va-et-vient dĂ©sordonnĂ© des palanquins et rickshaws. Il faut avoir le pied marin dans ce premier quart d’heure de pellicule oĂč l’on tangue avant mĂȘme d’avoir embarqué  Attendez-vous ensuite au mal de mer durant ces quelque mille milles de mer agitĂ©e par un typhon, une attaque de pirates et des amours tempĂ©tueux !

Tout avait pourtant bien commencĂ© pour Alan Gaskell (Clark Gable, encore plus irrĂ©sistible dans son costume seyant de capitaine). Sous ses airs d’irrĂ©prochable donneur d’ordres, il avait rĂ©ussi Ă  charger incognito dans son bateau un joli pactole d’or dissimulĂ© Ă  l’intĂ©rieur d’un rouleau compresseur (et non d’une « malle »). RĂ©ussi Ă©galement Ă  dĂ©masquer un gang de pirates dĂ©guisĂ©s en femmes mais trahis par leurs grands pieds qu’ils avaient oubliĂ© de bander Ă  la mode de l’époque


Observateur ce Capitaine mais un peu distrait puisqu’il laisse monter Ă  bord une plantureuse blonde platine sans vergogne (ni soutien-gorge) qui n’est autre que son ancienne petite amie surnommĂ©e Baby Doll (Jean Harlow). Si l’on avait aimĂ© ce couple dans La Belle de SaĂŻgon de Victor Fleming, l’alchimie persiste ici malgrĂ© les insistances et lourdeurs exaspĂ©rantes de ce pot de colle, farouchement dĂ©terminĂ©e Ă  rĂ©cupĂ©rer son ex.  De mĂȘme qu’il avait troquĂ© son Marcel (tout aussi seyant soit dit en passant) d’ancien soiffard contre ce magnifique costume blanc immaculĂ©, Gaskell est tout aussi rĂ©solu Ă  reprendre du galon en reformant un couple avec son amour de jeunesse, la belle Sybil dĂ©sormais libre (Rosalind Russell en parfaite aristocrate britannique distinguĂ©e). Il est tellement amoureux qu’il en devient lyrique, comparant cette veuve joyeuse Ă  une riviĂšre d’Angleterre, « fraĂźche, claire et pure », le long de laquelle n’importe quel cours d’eau paraĂźtrait « sale, jaune et boueux ». Si Baby Doll se reconnait dans ces eaux troubles, elle ne prend pas la mouche et persiste dans ses numĂ©ros de sĂ©duction aussi vulgaires que gĂȘnants, allant jusqu’à s’humilier en public dans des jeux Ă  boire. C’est dire qu’elle aussi est amoureuse et finira par gagner la partie (je ne dĂ©voile pas la fin !). On pardonnera les minauderies et caprices infantiles de celle qui allait mourir deux ans plus tard, Ă  l’ñge de 26 ans. On retiendra de cette Lolita dĂ©vergondĂ©e, une attachante passagĂšre clandestine abandonnĂ©e, sur l’affiche, aux bras musclĂ©s de Clark Gable effleurant de sa fine moustache son visage lisse et poupon. 

On n’éprouverait qu’un lĂ©ger tournis si le film se rĂ©sumait Ă  cette histoire d’amour triangulaire. Il faut alors s’accrocher fort quand la tempĂȘte fait rage. Un abominable typhon digne des plus lointaines mers de Chine sĂšme la panique et donne Ă  nouveau prĂ©texte Ă  Garnett de filmer des scĂšnes de chaos. Le piano Ă  queue de la salle de rĂ©ception se met Ă  valser au rythme des vagues gĂ©antes. Faisant Ă©cho Ă  cet Ă©pisode burlesque, s’ensuit alors une scĂšne d’horreur lorsque le fameux rouleau compresseur se dĂ©tache et virevolte en tous sens sur le pont des coolies. Les mĂȘmes qui, juste avant, se livraient Ă  d’innocentes parties de cartes, sont sauvagement mutilĂ©s sous la folle machine. L’humour succĂšde Ă  l’épouvante quand la camĂ©ra se fixe obstinĂ©ment sur cet Ă©crivain alcoolique en mal de nicotine et de grand air (interprĂ©tĂ© par le comique Robert Benchley) s’obstinant vainement Ă  allumer une cigarette sous les trombes d’eau


Quid du trĂ©sor cachĂ©, est-il passĂ© par-dessus bord ? Sans or, il n’y aurait pas de pirates et sans pirates, corsaires ou flibustiers, on manquerait cruellement d’aventure. Ils dĂ©barquent sans surprise et s’emparent mĂ©thodiquement des colliers de ces dames (occasion pour Garnett de filmer des dĂ©colletĂ©s plongeants !). AffublĂ© d’une Ă©lĂ©gante veste chamarrĂ©e, leur chef a des allures de Rackham le Rouge et des pratiques de torture non moins barbares lorsqu’il s’agit de faire parler le capitaine. Je n’avais jamais vu un Gable si stoĂŻque, les pieds serrĂ©s dans la botte malaise. Quand d’autres auraient rĂ©vĂ©lĂ© la planque, il donne ironiquement une fausse pointure d’enfant : « Je fais du 26 ! » lĂąche-t-il, avant de s’évanouir.  Je comprends aussi mieux le regard goguenard de Wallace Beery sur l’affiche, qui cachait bien son jeu sous son chapeau colonial.  Celui que j’avais pris pour un sympathique parieur au grand cƓur entichĂ© de Baby Doll (devenue complice par dĂ©pit) est un fieffĂ© roublard, acoquinĂ© aux pirates. Ces derniers repartant bredouilles, il mettra fin Ă  ses rĂȘves de fortune en avalant une foudroyante pilule. Une autre mort, aussi spectaculaire, attend un ancien capitaine dĂ©chu (Lewis Stone, un habituĂ© du muet) : il mourra en vol planĂ©, grenade au poing sur les voiles enflammĂ©es de la jonque pirate.

Vous en voulez encore ? Il aurait fallu prendre un aller-retour. Vous ĂȘtes arrivĂ©s Ă  Singapour et le fidĂšle Kin Lung est Ă  quai, en attendant de nouvelles aventures
 Vous pouvez imaginer lesquelles en contemplant depuis votre canapĂ© cette affiche romantique et inspirante dont la dynamique verticalitĂ© Ă©pouse la forme de son Ă©trave. Vous souhaitant un bon voyage


Check out the English version of this article.