Le Monde de Suzie Wong (Richard Quine, 1960) đŸ‡«đŸ‡·

The World of Suzie Wong | www.vintoz.com

November 20, 2021

Lorsque Robert Lomax dĂ©barquait pour la premiĂšre fois du Star Ferry sur l’üle de Hong Kong, il Ă©tait loin d’imaginer qu’elle deviendrait un jour sa terre d’élection. Comment songer en effet Ă  se faire un chez soi lorsqu’on occupe en sursis, un « territoire empruntĂ©, dans un temps emprunté » ?

William Holden incarne ce sage quadragĂ©naire amĂ©ricain, architecte de profession, venu exercer ses talents de peintre dans la turbulente Hong Kong de 1960. Il s’était donnĂ© un an, il y restera toute sa vie. Cette sĂ©duisante crĂ©ature de l’affiche, dĂ©roulant ses formes dans la spirale de l’escalier en est l’explication. Suzie Wong entre en scĂšne et nous entraĂźne dans son monde aux multiples facettes.

Elle tient la vedette dans l’emblĂ©matique HĂŽtel Nam Kok dont l’un de ses hĂŽtes un peu particulier a louĂ© une chambre au mois (et non Ă  la journĂ©e
). S’il est rĂ©guliĂšrement dĂ©rangĂ© par l’intrusion de marins en goguette qui poussent la mauvaise porte, ce peintre en herbe est sĂ©duit par les vues imprenables de son toit en terrasse sur la baie de Hong Kong. Le corps sculptural de la jeune Suzie sublimĂ©e en « qipao » deviendra bientĂŽt sa principale source d’inspiration lors de sĂ©ances de poses qui ne dĂ©passeront jamais les limites de la biensĂ©ance. Cette fille de joie ne cesse en effet de clamer haut et fort sa « virginité », de peur qu’on la prenne pour une vulgaire « traĂźnĂ©e de bas Ă©tage ».

Nancy Kwan joue Ă  merveille cette incarnation de la beautĂ© asiatique. Celle par qui l’Occident rencontre l’Orient, au risque de faire scandale auprĂšs des Britanniques aussi bien-pensants que mĂ©prisants. Robert est, Ă  cet Ă©gard, le seul Ă©tranger Ă  pĂ©nĂ©trer (au sens propre et figuré !) le « monde du Suzie Wong ». Cette romance a beau se dĂ©rouler dans une sympathique maison close, on n’assiste cependant Ă  aucune scĂšne d’amour. Le plus gĂ©nĂ©reux morceau de chair se dĂ©voile Ă  l’écran lorsque Robert dĂ©chire la robe de Suzie, lui reprochant de s’habiller comme une europĂ©enne. Car c’est bien une femme chinoise qu’il dĂ©sire et sa beautĂ© culminera lorsqu’il la fait poser en impĂ©ratrice de l’ancienne Chine. La rĂ©ciproque est aussi vraie lorsque Suzie exhibe en son absence la garde-robe occidentale de celui-ci –forcĂ©ment chĂšre, sous les yeux extasiĂ©s de ses comparses gloussant d’admiration. « Pour l’amour de Dieu », comme elle aime Ă  le rĂ©pĂ©ter, si seulement cet « homme au grand cƓur » pouvait devenir son amant permanent !... Ce joli minois, ce corps de rĂȘve (voluptueux de surcroit car Nancy Kwan Ă©tait aussi danseuse), son impertinence et ses mensonges cousus de fil blanc dĂ©blatĂ©rĂ©s en anglais pidgin, la rendent aussi insupportable qu’irrĂ©sistible. MalgrĂ© ses avances et son succĂšs Ă  vendre ses tableaux, la blondeur anglo-saxonne de Kay le laissera indiffĂ©rent. Suzie est devenue la muse exclusive de Robert et sa Ă©niĂšme disparition le rend fou.

Elle est en fait partie Ă  la rescousse de son bĂ©bĂ©, en proie Ă  un gigantesque glissement de terrain. Hong Kong la clinquante, l’étincelante sous ses enseignes lumineuses, la fortunĂ©e aux luxueux restaurants cache sa misĂšre sur ses flancs de collines oĂč s’empilent des logements de fortune. On y retrouve Suzie Ă©plorĂ©e, plus belle encore en naturelle sous ses cheveux mouillĂ©s –son enfant n’a pas survĂ©cu aux torrents de boue.

Le masque est tombĂ© et l’on dĂ©couvre alors l’autre facette d’une ville non moins fascinante. La vĂ©ritable Suzie ne craint plus de perde la face. Elle reste nĂ©anmoins aussi Ă  l’aise en mĂšre attentionnĂ©e qu’en femme aimante, rĂ©vĂ©lant Ă  Robert les secrets d’un monde en Ă©ternel mouvement. Si l’illusion Ă©tait entretenue par les lampions bariolĂ©s du Nam Kok, le sentiment de rĂ©alitĂ© est criant dans ces scĂšnes d’extĂ©rieur magiquement filmĂ©es par Richard Quine : on perd l’équilibre en enjambant les sampans, on se bouche le nez devant les Ă©tals de poissons sĂ©chĂ©s, on est pris de vertige dans la montĂ©e de ses escaliers abrupts, on se revigore en redescendant d’une soupe de tortue (bien meilleure que la vinaigrette de Suzie commandĂ©e en plat au restaurant chic de Wanchai !). On s’amuse Ă  reconnaĂźtre ce qui a aujourd’hui survĂ©cu, difficilement hĂ©las, Ă  part l’emblĂ©matique Star Ferry vert et blanc aux va-et-vient inchangĂ©s. 

J’éprouve une inconsolable nostalgie pour ce Hong Kong de Fan Ho et si j’y ai vĂ©cu un temps, c’est peut-ĂȘtre entre autres, grĂące Ă  ce film Ă©minemment romantique. S’il devait m’en rester une image, je retiendrai avec beaucoup d’émotion celle de cette affiche française immortalisant Ă  merveille ce monde disparu, ce petit « Monde de Suzie Wong ».

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