Le Monde de Suzie Wong (Richard Quine, 1960) đ«đ·

Lorsque Robert Lomax dĂ©barquait pour la premiĂšre fois du Star Ferry sur lâĂźle de Hong Kong, il Ă©tait loin dâimaginer quâelle deviendrait un jour sa terre dâĂ©lection. Comment songer en effet Ă se faire un chez soi lorsquâon occupe en sursis, un « territoire empruntĂ©, dans un temps emprunté » ?
William Holden incarne ce sage quadragĂ©naire amĂ©ricain, architecte de profession, venu exercer ses talents de peintre dans la turbulente Hong Kong de 1960. Il sâĂ©tait donnĂ© un an, il y restera toute sa vie. Cette sĂ©duisante crĂ©ature de lâaffiche, dĂ©roulant ses formes dans la spirale de lâescalier en est lâexplication. Suzie Wong entre en scĂšne et nous entraĂźne dans son monde aux multiples facettes.
Elle tient la vedette dans lâemblĂ©matique HĂŽtel Nam Kok dont lâun de ses hĂŽtes un peu particulier a louĂ© une chambre au mois (et non Ă la journĂ©eâŠ). Sâil est rĂ©guliĂšrement dĂ©rangĂ© par lâintrusion de marins en goguette qui poussent la mauvaise porte, ce peintre en herbe est sĂ©duit par les vues imprenables de son toit en terrasse sur la baie de Hong Kong. Le corps sculptural de la jeune Suzie sublimĂ©e en « qipao » deviendra bientĂŽt sa principale source dâinspiration lors de sĂ©ances de poses qui ne dĂ©passeront jamais les limites de la biensĂ©ance. Cette fille de joie ne cesse en effet de clamer haut et fort sa « virginité », de peur quâon la prenne pour une vulgaire « traĂźnĂ©e de bas Ă©tage ».
Nancy Kwan joue Ă merveille cette incarnation de la beautĂ© asiatique. Celle par qui lâOccident rencontre lâOrient, au risque de faire scandale auprĂšs des Britanniques aussi bien-pensants que mĂ©prisants. Robert est, Ă cet Ă©gard, le seul Ă©tranger Ă pĂ©nĂ©trer (au sens propre et figuré !) le « monde du Suzie Wong ». Cette romance a beau se dĂ©rouler dans une sympathique maison close, on nâassiste cependant Ă aucune scĂšne dâamour. Le plus gĂ©nĂ©reux morceau de chair se dĂ©voile Ă lâĂ©cran lorsque Robert dĂ©chire la robe de Suzie, lui reprochant de sâhabiller comme une europĂ©enne. Car câest bien une femme chinoise quâil dĂ©sire et sa beautĂ© culminera lorsquâil la fait poser en impĂ©ratrice de lâancienne Chine. La rĂ©ciproque est aussi vraie lorsque Suzie exhibe en son absence la garde-robe occidentale de celui-ci âforcĂ©ment chĂšre, sous les yeux extasiĂ©s de ses comparses gloussant dâadmiration. « Pour lâamour de Dieu », comme elle aime Ă le rĂ©pĂ©ter, si seulement cet « homme au grand cĆur » pouvait devenir son amant permanent !... Ce joli minois, ce corps de rĂȘve (voluptueux de surcroit car Nancy Kwan Ă©tait aussi danseuse), son impertinence et ses mensonges cousus de fil blanc dĂ©blatĂ©rĂ©s en anglais pidgin, la rendent aussi insupportable quâirrĂ©sistible. MalgrĂ© ses avances et son succĂšs Ă vendre ses tableaux, la blondeur anglo-saxonne de Kay le laissera indiffĂ©rent. Suzie est devenue la muse exclusive de Robert et sa Ă©niĂšme disparition le rend fou.
Elle est en fait partie Ă la rescousse de son bĂ©bĂ©, en proie Ă un gigantesque glissement de terrain. Hong Kong la clinquante, lâĂ©tincelante sous ses enseignes lumineuses, la fortunĂ©e aux luxueux restaurants cache sa misĂšre sur ses flancs de collines oĂč sâempilent des logements de fortune. On y retrouve Suzie Ă©plorĂ©e, plus belle encore en naturelle sous ses cheveux mouillĂ©s âson enfant nâa pas survĂ©cu aux torrents de boue.
Le masque est tombĂ© et lâon dĂ©couvre alors lâautre facette dâune ville non moins fascinante. La vĂ©ritable Suzie ne craint plus de perde la face. Elle reste nĂ©anmoins aussi Ă lâaise en mĂšre attentionnĂ©e quâen femme aimante, rĂ©vĂ©lant Ă Robert les secrets dâun monde en Ă©ternel mouvement. Si lâillusion Ă©tait entretenue par les lampions bariolĂ©s du Nam Kok, le sentiment de rĂ©alitĂ© est criant dans ces scĂšnes dâextĂ©rieur magiquement filmĂ©es par Richard Quine : on perd lâĂ©quilibre en enjambant les sampans, on se bouche le nez devant les Ă©tals de poissons sĂ©chĂ©s, on est pris de vertige dans la montĂ©e de ses escaliers abrupts, on se revigore en redescendant dâune soupe de tortue (bien meilleure que la vinaigrette de Suzie commandĂ©e en plat au restaurant chic de Wanchai !). On sâamuse Ă reconnaĂźtre ce qui a aujourdâhui survĂ©cu, difficilement hĂ©las, Ă part lâemblĂ©matique Star Ferry vert et blanc aux va-et-vient inchangĂ©s.Â
JâĂ©prouve une inconsolable nostalgie pour ce Hong Kong de Fan Ho et si jây ai vĂ©cu un temps, câest peut-ĂȘtre entre autres, grĂące Ă ce film Ă©minemment romantique. Sâil devait mâen rester une image, je retiendrai avec beaucoup dâĂ©motion celle de cette affiche française immortalisant Ă merveille ce monde disparu, ce petit « Monde de Suzie Wong ».
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