La Dame de Shanghaï (Orson Welles, 1947) 🇫🇷

The Lady from Shanghai | www.vintoz.com

December 17, 2021

On dirait une scène de bal, répétée à l’infini par un étrange jeu de miroirs. La main plaquée sur son dos nu, un cavalier entraîne sa Dame (la merveilleuse Rita Hayworth) dans le vertige d’une danse macabre. Ils ont fait semblant jusqu’au bout, mais minuit va sonner – c’est l’heure de vérité ! – et il l’empoigne. Parviendra-t-il à voir ce qui se cache précisément « de l’autre côté du miroir » ?

Eva lui apparut un soir, telle une princesse en robe à pois, à l’arrière d’une calèche, dans les allées de Central Park. Dès l’instant où il la vit, nous confie en voix-off Michael O’Hara, ce marin irlandais incarné par Orson Welles, « son esprit chavira ». Une attaque de bandits lui donna l’occasion de montrer ses gros bras et le voici devenu preux chevalier contant fleurette à sa dulcinée. Sauf que cette dernière était une femme mariée à un hommelet estropié aux yeux globuleux qu’on entendait arriver au grincement métallique de sa paire de béquilles dans les cours de justice – car Arthur Bannister était aussi le plus grand avocat de San Francisco ! Sur l’affiche, cette grande Dame est gantée de dentelle noire d’où semblent sortir des griffes de dragon : c’est La Dame de Shanghai au passé vénéneux. Le bon bougre de marin n’est pas plus en odeur de sainteté avec la mort d’un homme sur la conscience.

Le conte de fées tourne au cauchemar dès lors que la calèche des Bannister se transforme en yacht et embarque Michael vers le Mexique. Les princes et les princesses à bord ont vite fait de s’avérer une clique de requins sanguinaires, assoiffés d’argent, de querelles et de complots, finissant par se dévorer les uns les autres. La Dame de Shanghai n’en est que plus appétissante aux yeux de Michael qui pourtant la gifle au moment de l’embrasser, au grand dam d’Hollywood –oser gifler la plus belle femme du monde, la pin-up de Gilda, l’égérie des GI’s ! N’était-ce pas assez de lui avoir coupé sa crinière rousse en la teignant en blonde peroxydée ? Fallait-il y voir une petite vengeance personnelle d’Orson Welles en plein divorce avec celle qui était, dans la vraie vie, sa femme ?

A croire cependant qu’il l’aime encore en filmant amoureusement son corps de rêve, nous livrant en pâture ses formes de sirène à travers la lunette de Grisby (l’associé véreux de l’avocat), vicieusement braquée sur elle. Ses sauts de l’ange dans la mer argentée électrisent tout autant que sa voix enchanteresse quand, le soir, elle se met à chanter. Ce n’est pas un hasard si le bateau se nomme Circé…

Welles dit avoir voulu donner au film « l’apparence d’un mauvais rêve ». On le voit acculé au bord d’un précipice par un Grisby filmé en très gros plan, grimaçant et suant à grosses gouttes. Il vient de lui faire une bien étrange proposition : le « tuer » en échange de 5 000 $, de quoi assurer à Michael et Eva une belle et longue escapade. Cette fripouille ne compte pas mourir mais disparaître dans la nature en empochant l’argent de l’assurance-vie signée avec Bannister. « Quand je commence à faire l’idiot, rien ne peut m’empêcher à le faire jusqu’au bout », nous avait prévenu Michael, et le malheureux accepte. On hisse les voiles et la caméra manque de chavirer en remontant le long du grand mat ; plus rien alors ne peut arrêter le voyage et le Circé creuse déjà son sillage dans la lumière aveugle des Caraïbes.

L’aventure mexicaine se mue en film noir sur les quais obscurs de Sausalito où Michael doit « tuer » son homme. On retrouve ce dernier assassiné pour de vrai, la main crispée sur la casquette de Michael. Dans ce monde de faussaire où le coupable est innocent et où l’on ne sait plus vraiment qui est mort, Michael se sent piégé. Il croit s’en échapper en retrouvant Eva à l’aquarium mais leur baiser, filmé devant de sinistres espèces barbotant dans leur eau trouble– tortues, murènes et barracuda volontairement grossis – est trahi par un groupe d’écolières.

« Le monde entier est une scène », jusqu’à cette parodie de tribunal qui doit juger Michael. Le mari trompé va assurer sa défense, il doit lui faire confiance… Cette farce est animée par un brouhaha de rires et d’éternuements, les magistrats se coupent la parole et l’avocat endosse le rôle de témoin en s’interrogeant lui-même. Mais ces bouffons n’auront pas sa peau, le faux coupable préfère avaler une boîte de barbituriques. Abracadabra !

Puisque la vérité a parfois besoin du mensonge, Welles se réfugie dans un théâtre du quartier chinois de San Francisco, sous l’œil vigilant d’acteurs masqués qui ont remarqué ce spectateur halluciné. Dans un éclair de conscience, il comprend que l’impénétrable Eva est bien la maîtresse de toutes ces machinations.

La vérité éclate à proprement parler, non dans décor de bal, mais dans le Palais des Glaces d’un parc d’attraction, scène célèbre qui sera reprise maintes fois au cinéma (notamment dans l’Homme au pistolet d’or où James Bond finit son duel). Les bris de glaces fusent comme autant d’illusions qui volent en éclats. Les tueurs abattent une à une les images démultipliées de leur victime avant de la tuer pour de vrai. Les corps se superposent, tombent et renaissent à l’infini. Orson Welles s’en donne à cœur joie en détruisant ces véritables « miroirs aux alouettes » qui sont entre autres le mensonge, l’argent, la justice et Hollywood même, en abandonnant Rita Hayworth sur le sol, humiliée, gisant dans son propre sang.

Vous n’avez pas tout compris ? Rassurez-vous, moi non plus ! La Dame de Shanghai reste davantage un esthétique tour de passe-passe signé par un cinéaste de génie qui fut aussi et avant tout un maître illusionniste.

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