La Dame de ShanghaĂŻ (Orson Welles, 1947) đ«đ·

On dirait une scĂšne de bal, rĂ©pĂ©tĂ©e Ă lâinfini par un Ă©trange jeu de miroirs. La main plaquĂ©e sur son dos nu, un cavalier entraĂźne sa Dame (la merveilleuse Rita Hayworth) dans le vertige dâune danse macabre. Ils ont fait semblant jusquâau bout, mais minuit va sonner â câest lâheure de vĂ©rité ! â et il lâempoigne. Parviendra-t-il Ă voir ce qui se cache prĂ©cisĂ©ment « de lâautre cĂŽtĂ© du miroir » ?
Eva lui apparut un soir, telle une princesse en robe Ă pois, Ă lâarriĂšre dâune calĂšche, dans les allĂ©es de Central Park. DĂšs lâinstant oĂč il la vit, nous confie en voix-off Michael OâHara, ce marin irlandais incarnĂ© par Orson Welles, « son esprit chavira ». Une attaque de bandits lui donna lâoccasion de montrer ses gros bras et le voici devenu preux chevalier contant fleurette Ă sa dulcinĂ©e. Sauf que cette derniĂšre Ă©tait une femme mariĂ©e Ă un hommelet estropiĂ© aux yeux globuleux quâon entendait arriver au grincement mĂ©tallique de sa paire de bĂ©quilles dans les cours de justice â car Arthur Bannister était aussi le plus grand avocat de San Francisco ! Sur lâaffiche, cette grande Dame est gantĂ©e de dentelle noire dâoĂč semblent sortir des griffes de dragon : câest La Dame de Shanghai au passĂ© vĂ©nĂ©neux. Le bon bougre de marin nâest pas plus en odeur de saintetĂ© avec la mort dâun homme sur la conscience.
Le conte de fĂ©es tourne au cauchemar dĂšs lors que la calĂšche des Bannister se transforme en yacht et embarque Michael vers le Mexique. Les princes et les princesses Ă bord ont vite fait de sâavĂ©rer une clique de requins sanguinaires, assoiffĂ©s dâargent, de querelles et de complots, finissant par se dĂ©vorer les uns les autres. La Dame de Shanghai nâen est que plus appĂ©tissante aux yeux de Michael qui pourtant la gifle au moment de lâembrasser, au grand dam dâHollywood âoser gifler la plus belle femme du monde, la pin-up de Gilda, lâĂ©gĂ©rie des GIâs ! NâĂ©tait-ce pas assez de lui avoir coupĂ© sa criniĂšre rousse en la teignant en blonde peroxydĂ©e ? Fallait-il y voir une petite vengeance personnelle dâOrson Welles en plein divorce avec celle qui Ă©tait, dans la vraie vie, sa femme ?
A croire cependant quâil lâaime encore en filmant amoureusement son corps de rĂȘve, nous livrant en pĂąture ses formes de sirĂšne Ă travers la lunette de Grisby (lâassociĂ© vĂ©reux de lâavocat), vicieusement braquĂ©e sur elle. Ses sauts de lâange dans la mer argentĂ©e Ă©lectrisent tout autant que sa voix enchanteresse quand, le soir, elle se met Ă chanter. Ce nâest pas un hasard si le bateau se nomme CircĂ©âŠ
Welles dit avoir voulu donner au film « lâapparence dâun mauvais rĂȘve ». On le voit acculĂ© au bord dâun prĂ©cipice par un Grisby filmĂ© en trĂšs gros plan, grimaçant et suant Ă grosses gouttes. Il vient de lui faire une bien Ă©trange proposition : le « tuer » en Ă©change de 5 000 $, de quoi assurer Ă Michael et Eva une belle et longue escapade. Cette fripouille ne compte pas mourir mais disparaĂźtre dans la nature en empochant lâargent de lâassurance-vie signĂ©e avec Bannister. « Quand je commence Ă faire lâidiot, rien ne peut mâempĂȘcher Ă le faire jusquâau bout », nous avait prĂ©venu Michael, et le malheureux accepte. On hisse les voiles et la camĂ©ra manque de chavirer en remontant le long du grand mat ; plus rien alors ne peut arrĂȘter le voyage et le CircĂ© creuse dĂ©jĂ son sillage dans la lumiĂšre aveugle des CaraĂŻbes.
Lâaventure mexicaine se mue en film noir sur les quais obscurs de Sausalito oĂč Michael doit « tuer » son homme. On retrouve ce dernier assassinĂ© pour de vrai, la main crispĂ©e sur la casquette de Michael. Dans ce monde de faussaire oĂč le coupable est innocent et oĂč lâon ne sait plus vraiment qui est mort, Michael se sent piĂ©gĂ©. Il croit sâen Ă©chapper en retrouvant Eva Ă lâaquarium mais leur baiser, filmĂ© devant de sinistres espĂšces barbotant dans leur eau troubleâ tortues, murĂšnes et barracuda volontairement grossis â est trahi par un groupe dâĂ©coliĂšres.
« Le monde entier est une scĂšne », jusquâĂ cette parodie de tribunal qui doit juger Michael. Le mari trompĂ© va assurer sa dĂ©fense, il doit lui faire confiance⊠Cette farce est animĂ©e par un brouhaha de rires et dâĂ©ternuements, les magistrats se coupent la parole et lâavocat endosse le rĂŽle de tĂ©moin en sâinterrogeant lui-mĂȘme. Mais ces bouffons nâauront pas sa peau, le faux coupable prĂ©fĂšre avaler une boĂźte de barbituriques. Abracadabra !
Puisque la vĂ©ritĂ© a parfois besoin du mensonge, Welles se rĂ©fugie dans un théùtre du quartier chinois de San Francisco, sous lâĆil vigilant dâacteurs masquĂ©s qui ont remarquĂ© ce spectateur hallucinĂ©. Dans un Ă©clair de conscience, il comprend que lâimpĂ©nĂ©trable Eva est bien la maĂźtresse de toutes ces machinations.
La vĂ©ritĂ© Ă©clate Ă proprement parler, non dans dĂ©cor de bal, mais dans le Palais des Glaces dâun parc dâattraction, scĂšne cĂ©lĂšbre qui sera reprise maintes fois au cinĂ©ma (notamment dans lâHomme au pistolet dâor oĂč James Bond finit son duel). Les bris de glaces fusent comme autant dâillusions qui volent en Ă©clats. Les tueurs abattent une Ă une les images dĂ©multipliĂ©es de leur victime avant de la tuer pour de vrai. Les corps se superposent, tombent et renaissent Ă lâinfini. Orson Welles sâen donne Ă cĆur joie en dĂ©truisant ces vĂ©ritables « miroirs aux alouettes » qui sont entre autres le mensonge, lâargent, la justice et Hollywood mĂȘme, en abandonnant Rita Hayworth sur le sol, humiliĂ©e, gisant dans son propre sang.
Vous nâavez pas tout compris ? Rassurez-vous, moi non plus ! La Dame de Shanghai reste davantage un esthĂ©tique tour de passe-passe signĂ© par un cinĂ©aste de gĂ©nie qui fut aussi et avant tout un maĂźtre illusionniste.
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