Le salaire du diable (Jack Arnold, 1957) đ«đ·

Un an avant La Soif du mal, Orson Welles était déjà hanté par le diable donnant à ce western moderne des caractéristiques de film noir.
On dit de lui quâil aime à « se cacher dans les dĂ©tails » mais dans Le Salaire du diable, il ne prend pas la peine de se dissimuler. Pourvu que lâombre rĂšgne en maĂźtresse sur la lumiĂšre, il agit en toute impunitĂ©. Sa face verdĂątre affublĂ©e dâun faux nez semble Ă©maner dâune flaque de sang toxique. Les vapeurs de soufre quâil exhale enveniment ses victimes qui se colorent en un jaune dĂ©moniaque. On frise le fantastique et pour cause : lâaffichiste Constantin Belinsky Ă©tait un habituĂ© des films de monstres (tel LâEtrange CrĂ©ature du lac noir du mĂȘme rĂ©alisateur Jack Arnold). Dans le cas oĂč ce dĂ©tail vous aurait Ă©chappĂ©, ce diablotin cache ses initiales C.B. dans le coin droit de lâafficheâŠ
Orson Welles (dans rĂŽle de Virgil Renchler) a les yeux torves et lâembonpoint menaçant. Ses doigts boudinĂ©s tiennent un gros cigare dans son bureau hĂ©rissĂ© de trophĂ©es de cornes de vaches, symbolisant la puissance de son « Golden Empire » (dont, faute de moyens, on ne verra jamais la queue !). Il fait rĂ©gner la terreur dans une petite bourgade du Nouveau-Mexique, entourĂ© de sa milice en Stetson et dâun berger allemand bavant sa haine sur les intrus (vĂ©ritable terreur de Welles sur le tournage !). Ce mĂ©galomane se croit au-dessus des lois jusquâau jour oĂč il rencontre un de ses reprĂ©sentants, le shĂ©rif mĂȘme.
Câest Jeff Chandler qui incarne cet homme de loi qui finira par arracher son Ă©toile de shĂ©rif pour « faire les choses Ă sa maniĂšre ». Lui qui sâennuyait Ă ramasser les deux ou trois clochards ivres morts de son village de Far-West, le voilĂ qui se retrouve seul, face Ă la lĂąchetĂ© de tous, Ă remonter la piste dâun travailleur clandestin assassinĂ© dans la propriĂ©tĂ© de Renchler.
Le prĂ©-gĂ©nĂ©rique met en lumiĂšre, par des jeux de projecteurs, ce crime commis de nuit Ă lâintĂ©rieur du ranch. Le propos du film nâest pas de trouver les coupables, quâon connaĂźt dĂšs le dĂ©part, mais de dĂ©noncer les discriminations et le racisme ambiant de cette Ă©poque, notamment envers les Mexicains. Deux cowboys surgis de lâombre traversent une cour dĂ©serte en direction de baraquements oĂč logent ces « salariĂ©s du diable », corvĂ©ables Ă souhait et traitĂ©s comme des chiens. La musique dramatique se mĂȘle dĂ©sagrĂ©ablement aux chants joyeux Ă©manant des travailleurs repus. La dissonance dĂ©range autant que la panique sâinstalle, rĂ©veillant la fille de Renchler en chemise de nuit blanche virginale (Colleen Miller aux yeux Ă©carquillĂ©s sur lâaffiche). AffolĂ©e par ce qui se joue dâavance, elle allume la lumiĂšre de sa chambre, mais en vain. Pas de violence gratuite, juste de la cruautĂ©Â dans les dĂ©tails: un jeune premier Ă la coiffure gominĂ©e dâElvis est tirĂ© par les cheveux Ă lâintĂ©rieur dâun cabanon. ExĂ©cution sommaire en hors-champ dont on nâentendra que le cri de la victime, tuĂ© dâun manche de pioche. Câest le triomphe du mal.
Une autre scĂšne, dâune mĂȘme brutalitĂ©, fait Ă©cho Ă ce passage Ă tabac. Toujours au clair de lune, le shĂ©rif se rend au lieu dâun mystĂ©rieux rendez-vous fixĂ© dans une maison abandonnĂ©e et se fait assommer Ă coup de crosse par deux inconnus en jean Ă Stetson. DĂ©cidemment⊠Un peu Ă la maniĂšre du hĂ©ros de LâHomme qui rĂ©trĂ©cit (du mĂȘme rĂ©alisateur), le beau corps musclĂ© de Jeff Chandler devient celui dâun « homme qui dĂ©pĂ©rit » Ă force dâĂȘtre malmenĂ©, battu, humiliĂ©.
Mais cet obstinĂ© persiste Ă pĂ©nĂ©trer lâimpĂ©nĂ©trable en franchissant les barriĂšres interdites du « Golden Empire », faisant fi de ses panneaux « dâinterdiction dâentrĂ©e sous peine dâĂȘtre abattu ». La tension monte Ă mesure que la chaleur grimpe. Lâasphalte brille sur les routes infinies des Grandes Plaines et les ventilateurs ont peine Ă rafraĂźchir le bureau du shĂ©rif qui doit composer avec son collĂšgue alcoolique et corrompu, les pieds sur la table Ă reluquer des photos de pin-ups de magazines. Tout concourt au mensonge, Ă la manipulation et Ă lâintimidation. Le meurtre est maquillĂ© en accident, le tĂ©moin assassinĂ©, la femme du shĂ©rif est harcelĂ©e de coups de fils anonymes et la voiture du shĂ©rif est sabotĂ©e, manquant de le tuer. JusquâĂ cette scĂšne dâhumiliation finale, illustrĂ©e sur lâaffiche, oĂč pieds et poings liĂ©s, on le voit trainĂ© sauvagement par une corde attachĂ©e Ă lâarriĂšre dâun pick-up tournoyant triomphalement autour de la place du Palais de Justice.
Le film aurait pu se terminer sur cette note sombre en laissant la part belle Ă Orson Welles mais Jack Arnold a optĂ© pour une fin optimiste. Lâinvincible homme de loi sâest une nouvelle fois relevĂ© et au moment oĂč sa soif inextinguible de justice allait ĂȘtre dĂ©finitivement Ă©panchĂ©e sous les crocs Ă©cumants du molosse lĂąchĂ© sur lui, des phares transpercent la nuit : les habitants unis et solidaires sont venus Ă sa rescousse. Le diable Ă©bloui est emmenĂ© manu militari dans quelque purgatoire, avant de renaĂźtre un an plus tard en policier vĂ©reux, pour le plus grand bonheur des amateurs de film noir !
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