Le salaire du diable (Jack Arnold, 1957) đŸ‡«đŸ‡·

Man in the Shadow | www.vintoz.com

January 06, 2022

Un an avant La Soif du mal, Orson Welles était déjà hanté par le diable donnant à ce western moderne des caractéristiques de film noir.

On dit de lui qu’il aime Ă  « se cacher dans les dĂ©tails » mais dans Le Salaire du diable, il ne prend pas la peine de se dissimuler. Pourvu que l’ombre rĂšgne en maĂźtresse sur la lumiĂšre, il agit en toute impunitĂ©. Sa face verdĂątre affublĂ©e d’un faux nez semble Ă©maner d’une flaque de sang toxique. Les vapeurs de soufre qu’il exhale enveniment ses victimes qui se colorent en un jaune dĂ©moniaque. On frise le fantastique et pour cause : l’affichiste Constantin Belinsky Ă©tait un habituĂ© des films de monstres (tel L’Etrange CrĂ©ature du lac noir du mĂȘme rĂ©alisateur Jack Arnold). Dans le cas oĂč ce dĂ©tail vous aurait Ă©chappĂ©, ce diablotin cache ses initiales C.B. dans le coin droit de l’affiche


Orson Welles (dans rĂŽle de Virgil Renchler) a les yeux torves et l’embonpoint menaçant. Ses doigts boudinĂ©s tiennent un gros cigare dans son bureau hĂ©rissĂ© de trophĂ©es de cornes de vaches, symbolisant la puissance de son « Golden Empire » (dont, faute de moyens, on ne verra jamais la queue !). Il fait rĂ©gner la terreur dans une petite bourgade du Nouveau-Mexique, entourĂ© de sa milice en Stetson et d’un berger allemand bavant sa haine sur les intrus (vĂ©ritable terreur de Welles sur le tournage !). Ce mĂ©galomane se croit au-dessus des lois jusqu’au jour oĂč il rencontre un de ses reprĂ©sentants, le shĂ©rif mĂȘme.

C’est Jeff Chandler qui incarne cet homme de loi qui finira par arracher son Ă©toile de shĂ©rif pour « faire les choses Ă  sa maniĂšre ». Lui qui s’ennuyait Ă  ramasser les deux ou trois clochards ivres morts de son village de Far-West, le voilĂ  qui se retrouve seul, face Ă  la lĂąchetĂ© de tous, Ă  remonter la piste d’un travailleur clandestin assassinĂ© dans la propriĂ©tĂ© de Renchler.

Le prĂ©-gĂ©nĂ©rique met en lumiĂšre, par des jeux de projecteurs, ce crime commis de nuit Ă  l’intĂ©rieur du ranch. Le propos du film n’est pas de trouver les coupables, qu’on connaĂźt dĂšs le dĂ©part, mais de dĂ©noncer les discriminations et le racisme ambiant de cette Ă©poque, notamment envers les Mexicains. Deux cowboys surgis de l’ombre traversent une cour dĂ©serte en direction de baraquements oĂč logent ces « salariĂ©s du diable », corvĂ©ables Ă  souhait et traitĂ©s comme des chiens. La musique dramatique se mĂȘle dĂ©sagrĂ©ablement aux chants joyeux Ă©manant des travailleurs repus. La dissonance dĂ©range autant que la panique s’installe, rĂ©veillant la fille de Renchler en chemise de nuit blanche virginale (Colleen Miller aux yeux Ă©carquillĂ©s sur l’affiche). AffolĂ©e par ce qui se joue d’avance, elle allume la lumiĂšre de sa chambre, mais en vain. Pas de violence gratuite, juste de la cruauté dans les dĂ©tails: un jeune premier Ă  la coiffure gominĂ©e d’Elvis est tirĂ© par les cheveux Ă  l’intĂ©rieur d’un cabanon. ExĂ©cution sommaire en hors-champ dont on n’entendra que le cri de la victime, tuĂ© d’un manche de pioche. C’est le triomphe du mal.

Une autre scĂšne, d’une mĂȘme brutalitĂ©, fait Ă©cho Ă  ce passage Ă  tabac. Toujours au clair de lune, le shĂ©rif se rend au lieu d’un mystĂ©rieux rendez-vous fixĂ© dans une maison abandonnĂ©e et se fait assommer Ă  coup de crosse par deux inconnus en jean Ă  Stetson. DĂ©cidemment
 Un peu Ă  la maniĂšre du hĂ©ros de L’Homme qui rĂ©trĂ©cit (du mĂȘme rĂ©alisateur), le beau corps musclĂ© de Jeff Chandler devient celui d’un « homme qui dĂ©pĂ©rit » Ă  force d’ĂȘtre malmenĂ©, battu, humiliĂ©.

Mais cet obstinĂ© persiste Ă  pĂ©nĂ©trer l’impĂ©nĂ©trable en franchissant les barriĂšres interdites du « Golden Empire », faisant fi de ses panneaux « d’interdiction d’entrĂ©e sous peine d’ĂȘtre abattu ». La tension monte Ă  mesure que la chaleur grimpe. L’asphalte brille sur les routes infinies des Grandes Plaines et les ventilateurs ont peine Ă  rafraĂźchir le bureau du shĂ©rif qui doit composer avec son collĂšgue alcoolique et corrompu, les pieds sur la table Ă  reluquer des photos de pin-ups de magazines. Tout concourt au mensonge, Ă  la manipulation et Ă  l’intimidation. Le meurtre est maquillĂ© en accident, le tĂ©moin assassinĂ©, la femme du shĂ©rif est harcelĂ©e de coups de fils anonymes et la voiture du shĂ©rif est sabotĂ©e, manquant de le tuer. Jusqu’à cette scĂšne d’humiliation finale, illustrĂ©e sur l’affiche, oĂč pieds et poings liĂ©s, on le voit trainĂ© sauvagement par une corde attachĂ©e Ă  l’arriĂšre d’un pick-up tournoyant triomphalement autour de la place du Palais de Justice.

Le film aurait pu se terminer sur cette note sombre en laissant la part belle Ă  Orson Welles mais Jack Arnold a optĂ© pour une fin optimiste. L’invincible homme de loi s’est une nouvelle fois relevĂ© et au moment oĂč sa soif inextinguible de justice allait ĂȘtre dĂ©finitivement Ă©panchĂ©e sous les crocs Ă©cumants du molosse lĂąchĂ© sur lui, des phares transpercent la nuit : les habitants unis et solidaires sont venus Ă  sa rescousse. Le diable Ă©bloui est emmenĂ© manu militari dans quelque purgatoire, avant de renaĂźtre un an plus tard en policier vĂ©reux, pour le plus grand bonheur des amateurs de film noir !

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