Singapour (John Brahm, 1947) đŸ‡«đŸ‡·

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October 01, 2021

Sin-ga-pore
 Trois syllabes qui font rĂȘver, brodĂ©es ici dans le vaporeux drapĂ© jaune vif d’une robe de star. Combien d’aventuriers, prĂȘtres, escrocs, contrebandiers y sont venus se perdre –pour mieux se retrouver ? Les eaux troubles de son port aux voilures de jonques dĂ©ployĂ©es, ses porteurs de palanche se frayant, cahin caha, un chemin au milieu du ballet de rickshaws, ses Ɠillades mystĂ©rieuses cachĂ©es sous les ombrelles sont autant de lueurs trompeuses pour le voyageur. 

Aussi aveuglĂ© qu’il ait pu ĂȘtre dans son passĂ© par le trafic de perles et par une femme (Linda Grahame, l’éblouissante Ava Gardner !), Matt Gordon (Fred MacMurray), est nĂ©anmoins restĂ© lucide et clairvoyant en revenant Ă  Singapour rĂ©cupĂ©rer son trĂ©sor cachĂ©. Arborant une casquette de la Marine, cigarette et pistolet au poing, il pose en parfait gangster sur l’affiche. Mais c’est en gentleman Ă©lĂ©gamment costumĂ© qu’il revient s’asseoir, seul, Ă  la table oĂč ils avaient coutume, lui et Linda de se retrouver. Les souvenirs affluent (Gin Sling aidant ?) et la douloureuse histoire nous est contĂ©e. Cinq ans plus tĂŽt, devant ce mĂȘme cocktail, une sirĂšne de bateau appelait la promise Ă  quitter son amant pour fuir la ville en proie aux bombardements japonais. Aussi lugubre qu’elle, un tintement de cloches cĂ©lĂ©brait un mariage qui n’eut jamais lieu : la future mariĂ©e (qui, aprĂšs les adieux Ă©plorĂ©s n’avait finalement pas embarquĂ©) fut laissĂ©e pour morte sous les dĂ©combres de l’église. Le fiancĂ© en rĂ©chappa, qui s’était Ă©clipsĂ© pour surveiller sa cache de bijoux. Fou de dĂ©sespoir, il prit le bateau du retour. Fin. Allons-nous donc ĂȘtre privĂ©s, au tiers du film, des formes sulfureuses de la diva Ă  peine entraperçues Ă  travers les persiennes omniprĂ©sentes des dĂ©cors ? Faudra-t-il se contenter des chairs flasques de la voisine d’hĂŽtel de Matt (la sĂ©millante Spring Byington, mĂšre des quatre filles du Docteur March !) qui n’a en tĂȘte que d’aller poser son arriĂšre-train sur la banquette d’un rickshaw ? 

La dĂ©esse d’Un caprice de VĂ©nus revenue les pieds sur terre dans La Comtesse aux pieds nus, briseuse de couple dans la jungle kenyane de Mogambo tient Ă©videmment la vedette de Singapore. Elle n’apparaĂźt simplement plus en Linda Grahame mais en Ann Van Leyden. Si Matt n’a rien oubliĂ© de leur histoire, elle ne le reconnaĂźt pas lorsque le hasard les fait se croiser Ă  un bal. Un tantinet vexant, non ? Elle accepte toutefois poliment de le recevoir, plus belle que jamais en robe de soie, dans le jardin tropical de sa plantation, au bras de son mari. Et puis une fois encore (une fois de trop ?), Ă  cette mĂȘme fameuse table, oĂč les souvenirs semblent ĂȘtre verrouillĂ©s derriĂšre la voilette de son chapeau. La bague estampillĂ©e d’un « one life, one love » qu’il porte au doigt ne lui Ă©voque rien. Preuve pourtant que son passĂ© a bel et bien existĂ©, son ancienne domestique Ming Ling est plus que ravie de la revoir, dans une scĂšne exotique ou Ava Gardner s’aventure en talons hauts dans la boue d’un quartier sur pilotis
  

Tandis que son passĂ© semble Ă  jamais enfoui, celui de Matt ressurgit, rattrapĂ© par ses anciens comparses qui lui rĂ©clament les bijoux cachĂ©s. Il s’empresse de se les rapproprier, dissimulĂ©s sous un ventilateur Ă  pales de sa chambre d’hĂŽtel.  PersuadĂ©s qu’elle se souvient de la cachette (les idiots, elle est amnĂ©sique !), les malfrats font parler Linda / Ann. Interrogatoire un peu musclĂ© oĂč Ann redevient Linda (comme quoi, on peut en guĂ©rir !). Matt, entre temps, a pris la poudre d’escampette, persuadĂ© qu’il ne peut plus rien attendre de Linda. En bon repenti, il cĂšde les bijoux au commissaire de police au moment de l’embarquement. Linda, qui a retrouvĂ© tous ses esprits, entame une course folle sur le tarmac. Le commissaire au grand cƓur l’aperçoit et donne l’ordre d’arrĂȘter le vol. Fin. 

Langoureux baisers, Ă©lĂ©gance, poses et tenues parfaites, Ava Gardner crĂšve l’écran et mĂ©rite qu’on ne s’arrĂȘte pas au tiers du film. Dommage qu’il ne soit pas allĂ© au-delĂ  de ses 71 minutes, le temps que les amants Ă©ternisent leur amour dans les langueurs de Singapour. Quoi de mieux, pour faire durer le plaisir, que d’accrocher sur vos murs cette affiche, en cĂ©lĂ©brant comme dans la chanson Alain Souchon « la beautĂ© d’Ava Gardner » ?

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