Le Drame de ShanghaĂŻ (G. W. Pabst, 1938) đŸ‡«đŸ‡·

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September 21, 2021

« Scianghai », en italien des annĂ©es 30
 un titre qui cingle et blesse autant qu’une queue de dragon. La victime est Ă  terre –un ange dĂ©chu, tombĂ© d’un ciel en proie aux flammes de l’enfer. La ville brĂ»le et le dragon se pourlĂšche de sa victoire. Il surveille sa captive accrochĂ©e au regard reptilien d’un homme Ă©corchĂ© d’une hideuse cicatrice au front. Le Drame de ShanghaĂŻ, dont il est question, se joue au premier plan de l’affiche, entre ces deux personnages symboliquement liĂ©s Ă  jamais par cette impitoyable bĂȘte Ă©caillĂ©e qui les enserre.

La « dame » de ShanghaĂŻ (qu’il ne faut pas confondre avec celle d’Orson Welles !) est incarnĂ©e magnifiquement par l’actrice autrichienne Christiane Mardayne, non doublĂ©e dans le film, parlant admirablement le français –et surtout le chantant, puisqu’elle incarne ici la « vedette » de ShanghaĂŻ. Kay Murphy se produit dans l’un de ses cabarets, l’Olympic, dont les « dĂ©esses » ne sont autres que de pauvres filles russes exilĂ©es, exploitĂ©es par un ancien forçat, Big Bill, qui revendique impunĂ©ment le droit de cuissage (franches mains aux fesses qui feraient dĂ©bat aujourd’hui !). Pire encore, c’est dans les greniers de ce tripot que s’ourdissent les complots les plus sordides, quand il ne s’agit pas d’exĂ©cutions sommaires.

S’y rĂ©unissent notoirement les membres du « Serpent Noir » (ou Black Dragon en anglais) qui ont pour but d’éliminer l’étoile montante du peuple, Cheng. Ce dernier harangue la foule (constituĂ©e une des premiĂšres fois, de rĂ©els figurants et non de faux Chinois grimĂ©s) par ses discours enflammĂ©s en condamnant, tout Ă  la fois, l’impĂ©rialisme occidental et les seigneurs de guerre chinois dont le Serpent Noir appartient. Ils ont vite fait de se faire comprendre en coupant symboliquement la tĂȘte d’une rose fraichement Ă©close, dĂ©terminĂ©s en bĂȘtes Ă  faire le mal. Car comme ils le disent, « si la paix est une victoire de l’homme sur la guerre, la guerre est une victoire de la bĂȘte sur l’homme. Or, l’homme est une bĂȘte  ».

L’exĂ©cution de Cheng est minutieusement organisĂ©e en testant, sur un innocent coolie, l’efficacitĂ© de leur venin fatal. Les instruments de torture, soigneusement alignĂ©s dans une trousse de chirurgien sont finement aiguisĂ©s. Leur « juge » Ă©met ses condamnations Ă  mort en caressant voluptueusement sa boule de Qi Gong. Leur langue bifide excelle dans le langage hypocritement chĂątiĂ© des dialogues de Jeanson, qui rappelle le raffinement des supplices. On retiendra ces dĂ©licieuses formules de salutations, au moment oĂč les deux parties se rencontrent : 

  • « Le Serpent Noir, en sa grande outrecuidance, se permet de solliciter l’inestimable collaboration de notre trĂšs respectable ami, le trĂšs Puissant Cheng ». A quoi ce dernier rĂ©pond (sans se dĂ©partir de sa prestance malgrĂ© le chĂątiment qui l’attend) : 
  • « Ma mĂ©prisable personne est infiniment sensible Ă  l’honneur que daigne lui faire le Serpent Noir ». 

La prĂ©sence de dialogues, aussi finement taillĂ©s qu’ils soient, gagne en intensitĂ© dramatique par la maniĂšre trĂšs expressive de Pabst de filmer, hĂ©ritĂ©e du cinĂ©ma muet. Celui qui aura propulsĂ© les carriĂšres de Louise Brooks et Greta Garbo, magnifie dans Le Drame de ShanghaĂŻ ses deux protagonistes en exacerbant leurs jeux: Mardayne, avec yeux tristes hallucinĂ©s, encore amoureuse d’un Louis Jouvet au visage crispĂ©, illuminĂ© d’une impitoyable cruautĂ©. Ce membre du Serpent Noir, qu’on croyait mort, rĂ©apparait dans la vie de Kay plus vivant que jamais. Tous deux russes blancs, ils avaient commis ensemble les pires infamies avant de s’exiler incognito au milieu des crapules, aventuriers, millionnaires et prostituĂ©es de ShanghaĂŻ. Mais Kay, qui avait pourtant dĂ©cidĂ© de tout arrĂȘter, doit effectuer une derniĂšre mission : attirer Cheng dans la gueule du Serpent. Est-ce le prix suffisant Ă  payer pour gagner sa liberté ?

Comme dans toute tragĂ©die, la seule issue, capable de dĂ©nouer justement ce nƓud de vipĂšres, est la mort. Celle de Kay est magnifiquement filmĂ©e Ă  la fin du film oĂč on la croit toujours vivante, portĂ©e par le mouvement de la foule du peuple libĂ©rĂ©. Elle est enfin libre, on la voit pour la premiĂšre fois en scĂšne d’extĂ©rieur dans la touffeur du port de ShanghaĂŻ, sans froufrous ni costumes d’apparat. HĂ©roĂŻne fatale de tragĂ©die, elle rappelle la figure d’exilĂ©e qu’est Andromaque se lamentant : « captive, toujours triste, importune Ă  moi-mĂȘme ». On peut aussi rapprocher ces deux personnages qui ont pour seule raison de vivre leur amour pur, maternel, portĂ© Ă  leur enfant. Il ne reste Ă  Kay que sa fille de 16 ans, Ă©duquĂ©e Ă  Hong Kong, dont le nouveau passeport amĂ©ricain est trouĂ© de deux balles lorsque son pĂšre (Evan) est assassinĂ© par sa mĂšre ! Serpent Noir duquel, telle l’Hydre de Lerne, rĂ©ussit toujours Ă  repousser une tĂȘte qui poignardera Ă  son tour la belle captive


N’allez pas croire qu’on sort alourdi de ce film. La lĂ©gĂšretĂ© l’emporte, Ă  grand renfort de jazz et de numĂ©ros de danseuses qui m’ont fait Ă©prouver une profonde nostalgie pour cette « Perle de l’Orient » aussi prĂ©cieuse que celle du Paris des AnnĂ©es Folles. C’est une autre perle qui vous attend : cette somptueuse affiche (Anselmo Ballester) qui insufflera Ă  votre dĂ©cor, charme chic et Ă©lĂ©gance des beautĂ©s sulfureuses.

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